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Musique et cinéma

à la cinémathèque le 6 mars 2014

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__M A S T E R C L A S S

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Stéphane Lerouge : Bruno, on a remarqué l’an passé à quel point le thème de l’enfance est un élément récurent, un fil rouge dans tes partitions. Précisément, à quoi rêvais-tu lorsque tu avais 10-12 ans ?

Bruno Coulais : Ca a mal commencé car je n’aimais pas beaucoup le cinéma, mes parents m’emmenaient voir des films de patronage qui me chloroformaient. A l'époque, j’avais une vision très pure de la musique : pour moi, elle n’était rattachée à rien, à aucune image, à aucun autre support qu’elle même. Vivre de la musique, c’était mon idéal mais comme peut en rêver naïvement un petit garçon. C’était une enfance heureuse même si, à mes yeux, ce n’est pas une période gentillette. Au contraire, c’est le moment des premières terreurs, de la découverte de la cruauté, de l'injustice aussi. C’est pour cette raison que, pour créer de l’angoisse sur les films, j’utilise des éléments issus de l’enfance. Parfois, cette innocence est bien plus terrifiante qu’une armée de contrebasses qui fait des trémolos de façon un peu théâtrale.

 

Stéphane Lerouge : Justement, je voudrais qu’on regarde tout de suite une séquence d’un film qui a été marquant pour toi, et dont on peut retrouver des échos dans ton œuvre.


Extrait : La Nuit du chasseur de Charles Laughton, séquence de la rivière.

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Bruno Coulais : Je tiens à signaler que je ne suis pas le compositeur ! (rires) Pour moi, c’est un film unique, à tout point de vue d’ailleurs puisque c’est la seule réalisation de Laughton. Au début, on est dans une musique assez conventionnelle, hollywoodienne et puis tout d’un coup, dans le cri de Mitchum naît une comptine chantée par la petite fille. C’est très intéressant : on se demande toujours où et comment faire entrer une musique. L’idée de faire démarrer la comptine dans la résonance du cri est magnifique. Cela donne un sentiment de terreur et, en même temps, la musique arrête l’action. Tout est suspendu. C’est la comptine qui prend le pas sur la narration. Pendant toute sa durée, le temps de la descente de la rivière, on sent que les enfants sont protégés, malgré une sourde angoisse. Dans l’innocence et la fragilité de la voix chantée de cette petite fille, il y a quelque chose d’absolument terrifiant. L’orchestration, la densité de la musique et de la lumière, tout se combine avec grâce.

Ce film, je l’ai vu adolescent, c’est d’ailleurs peut-être l'un des chefs d'oeuvre qui a déclenché mon amour pour le cinéma. Si j'ai souvent utilisé des voix d'enfant dans mes partitions, c'est, consciemment ou inconsciemment, un héritage de La Nuit du chasseur, de cette séquence en particulier.

Stéphane Lerouge : Au fil des années, comment as-tu appris à accoucher les cinéastes ? C'est-à-dire à cerner leur attente, à comprendre leurs silences, leurs mystères, à les déverrouiller ?

 

Bruno Coulais : C’est la vraie difficulté pour un compositeur. On n’est pas là pour faire son œuvre à soi mais, en même temps, on a envie d'être un minimum fier de ce que l’on écrit. Mais, quoiqu'il arrive, on reste au service d’un autre univers. C’est difficile à expliquer. D’abord, je dis toujours aux cinéastes qu’ils ont raison. Il ne faut jamais leur asséner frontalement qu'une idée est très mauvaise. Si vous avez une proposition contraire, essayez de l’amener avec souplesse. Surtout n'exécutez pas une demande du réalisateur si vous pensez qu'elle est aberrante. Cela m’est souvent arrivé, on le regrette toujours après coup.

D’ailleurs, le premier à le déplorer, c’est le metteur en scène. Paradoxalement, la meilleur façon de ne pas le trahir, c’est de le trahir. Le compositeur doit être là pour élever le film, lui donner une autre dimension, trouver un élément secret que la musique seule puisse révéler. Enfin, j’ai un sixième sens pour sentir le cinéaste compliqué, celui qui va me faire douter, qui va constamment changer d’avis. Humainement parlant, dès la première rencontre, je sens si ça peut coller ou non. A mes débuts, quand j’étais plus jeune, que j’avais besoin de travailler, je ne tenais pas compte de ce paramètre. Maintenant, je suis beaucoup plus ferme.

 

Stéphane Lerouge : Si tu es d’accord, j’aimerais que l’on regarde un extrait d’un film produit par Jacques Perrin, Himalaya d'Eric Valli. Tu parles souvent dans ton écriture de cette notion de folklore imaginaire développée par Bartók, c’est-à-dire l’idée de mélanger des ingrédients issus de folklores différents pour façonner un folklore fictif. A propos d’Himalaya, comment fait-on pour échapper au folklore dans un film se déroulant dans une région avec un tel ADN, une telle identité culturelle ?

 

Bruno Coulais : D'emblée, j’ai renoncé à écrire de la fausse musique tibétaine. Cela aurait été grotesque. Cependant, je voulais utiliser des éléments, des sonorités, des instruments, refaire une sorte de bric à brac musical, avec des impressions tibétaines plutôt qu’avec des structures harmoniques ou mélodiques qui n’appartiennent qu’à ce folklore. A l'époque, je venais de découvrir le groupe polyphonique corse A Filetta. Lorsque j’ai expliqué à Jacques Perrin mon intention de  travailler avec une polyphonie corse sur un film tibétain, il était assez réticent. On s’est retrouvé en studio avec les chanteurs tibétains et corses. Lorsqu’on a mélangé leurs voix, il y avait une sorte d’homogénéité des timbres, on ne savait plus très bien qui chantait, d’ailleurs même eux ne le savaient plus trop. Personnellement, je ne suis pas allé au Tibet : souvent, la meilleure façon de s’approcher des choses, c’est de s’en éloigner. Si on a le nez collé sur la réalité, finalement, on ne parvient plus à s'en détacher. De la même façon, la musique de film doit s’écrire loin des images, avec la mémoire de la séquence et, en aucun cas, la tête rivée sur l’écran. En s'écartant de l'image, votre mémoire en gardera une trace essentielle, ce que l'image contient de plus intime, de plus secret.

Stéphane Lerouge : Avant l'invention de la vidéo, les compositeurs écrivaient la musique sur le souvenir du film au montage ou en projection…

Bruno Coulais : Oui, j’ai commencé ainsi, j’ai signé ma première musique de film à 18 ans. A l’époque, on allait en salle de montage, on prenait les marques, on notait les raccords, au quart de seconde près, en relevant le nombre d’images. C’était un casse-tête ! Et puis, on écrivait avant de revenir au montage pour vérifier. Aujourd’hui, effectivement, on reçoit des fichiers Quicktime : l'image nous impose tout de suite une vision musicale qui est trop proche, trop évidente. Il est fécond de s’imprégner de la séquence, de la voir plusieurs fois, puis de s’en éloigner le temps de l'écriture. Quitte à y revenir pour vérifier qu’on n’a pas fait de contresens. Justement, dans cette séquence d'Himalaya, la musique  n’est pas du tout en lien avec le péril que vivent les personnages. Ce qui m’a frappé à l’image, c’est le bleu du lac, totalement hypnotique.

Lorsque j’ai écrit la musique, je ne pensais qu’à une chose, c’est ce bleu ! Et pas du tout au fait que les personnages progressent sur un sentier de pierres, au bord du précipice. Le danger, on le voit à l'image ; la musique se charge plutôt d'une dimension d'élévation, loin de tout pittoresque.


Extrait : Himalaya d'Eric Valli, séquence du lac

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Stéphane Lerouge : Quelle est ta première impression lorsque tu vois les images ? Qu’est-ce qui résonne intérieurement ? Une trame harmonique ? Une mélodie ? Du rythme ? Des agencements de timbres ?

 

Bruno Coulais : C’est surtout une sorte de magma, d’univers sonore un peu confus, sans thème distinct. J’aime bien les thèmes, les motifs identifiables mais pas le thème qui s’étire sans fin, que l’on décline tantôt à la clarinette, tantôt à la flute. Si je pouvais écrire seulement de la musique contemporaine, j’en serais ravi. Mais avec le cinéma, il faut souvent ne pas avoir peur de la simplicité. Une mélodie très simple, quelque chose d’extrêmement sobre et ténu peut fonctionner beaucoup mieux qu’une musique savante, très orchestrée, qui peut aussi vampiriser le film, le pétrifier.

 

Stéphane Lerouge : Sur l'idée de contrepoint, en l'occurrence instrumental, l'une de tes récentes partitions m'a frappé : Trois coeurs de Benoît Jacquot. L'action du film se déroule principalement dans le sud, à Valence. Et tu as construit la partition sur un parti-pris insolite : cymbalum soliste et orchestre à cordes…

Bruno Coulais : Tu sais qu'il existe un lien souterrain entre Trois coeurs et Himalaya ? Lorsque Benoît Jacquot m’a parlé du film, il m’a dit avoir rêvé de trompes tibétaines ! (rires) D'une certaine façon, ces trompes, je les ai  transposées à travers les contrebasses et violoncelles. En ce qui concerne le cymbalum, je n'arrive pas à analyser comment est venue l'idée. C’est totalement intuitif. Il y une fêlure dans cet instrument, quelque chose qui résiste, qui installe une sorte de blessure. Le cymbalum joue un motif qui va se répéter tout au long du film, à travers une série de variations. Au piano, cela aurait été niais, plus policé, plus classique.

D'autant que ce n’est pas le cymbalum folklorique, ni la musique hongroise qui m'intéressent, c’est un timbre. L’emploi original de l'instrument est détourné mais son timbre est tellement intéressant, pourquoi ne pas l’utiliser, surtout sur le personnage de Poelvoorde ? Enfin, c’est un instrument bizarre qui ne répond à aucune logique. A l'enregistrement, le musicien m'a expliqué à quel point il est complexe de déchiffrer au cymbalum : il n’y a pas de relation entre les notes. Le fa n’est pas à côté du fa dièse. Il faut vraiment avoir le nez collé sur les cordes. Le malheureux a été obligé d’apprendre par cœur la partition pour la jouer, d'autant qu'on l'enregistrait en direct avec l'orchestre Ca a créé une tension qui, je crois, sert la musique et le film.

 

Stéphane Lerouge : Sur le polar Dans la chaleur de la nuit, qui se déroule dans un bled paumé du Mississippi, Quincy Jones a utilisé du cymbalum car, selon lui, c'est un instrument qui traduit idéalement l'idée du  déracinement.

Bruno Coulais :  Quincy Jones a sûrement fait cette analyse a posteriori, comme nous tous. Après coup, on fait les malins, on trouve des justifications, on rationalise notre approche, on l'intellectualise. Alors qu'à la base, c'est une approche très basique : face à une image, il y a une sorte de chimie, très subjective, qui dégage des timbres, des sensations musicales, harmoniques. C'est très instinctif. C’est cette relation immédiate avec l’image qui m’intéresse, et non essayer de trouver une explication psychologique à l’utilisation de tel ou tel instrument. Je déteste la psychologie, d’ailleurs. Au cinéma et encore plus en musique. La musique amène de la psychologie mais je pense qu’il faut y aller mollo. Par conséquent, je préfère m'attacher à la lumière, aux couleurs, aux mouvements, aux sentiments que provoquent en moi l’image et, ainsi, je risque de mieux servir le film qu’en essayant de ramener de la psychologie, ce qui peut-être grotesque et dangereux.  

 

Stéphane Lerouge : Pour terminer, on a calé une séquence du Peuple migrateur. A la sortie du film, tu as fait la déclaration suivante : «C’est un film sur la terre où l’on doit adopter le point de vue de l’oiseau, où l’on doit ne pas marquer les territoires.»

Bruno Coulais : Oui, l'idée était de créer une sorte de musique universelle. On avait élaboré des rythmiques de battements d’aile, en donnant des coups assez secs avec des plumes sur des chiffons frottés. Le studio était jonché de plumes, de chiffons mouillés, de bassines. C’est tout ce que j’aime : le bricolage. C’est aussi l’une des partitions dans lesquelles je suis allé le plus loin dans le brassage d’interprètes d’horizons, de familles différentes : Robert Wyatt, A Filetta, Nick Cave, un quatuor de chanteuses bulgares. Tout le monde était réuni pour une seule et même entité. Avec le recul, c’est peut-être trop, je ne sais pas. Dans mon souvenir, ça a été un projet colossal, sans fin. Jacques Perrin envoyait des équipes de tournage aux quatre coins du monde, alors que le montage était soi-disant terminé. Je finissais de composer la musique d'une séquence… et voilà qu'elle disparaissait parce que Jacques en trouvait une nouvelle, plus intéressante.

Je suis devenu complètement dingue, au point de terminer l'écriture des orchestrations simultanément aux enregistrements. Le marathon du Peuple migrateur m'a lessivé, au point que j'aie arrêté la musique de film pendant deux ans. Six mois après la sortie du film, j'étais en voiture au bord de la Seine et j’ai aperçu deux corbeaux passer au-dessus de ma tête. Intérieurement, je me suis dit : « Qu’est-ce que je vais bien pouvoir mettre comme musique là-dessus ?» (rires)

Extrait : Le Peuple migrateur de Jacques Perrin et Jacques Cluzeau, séquence The Highest gander

Bruno Coulais : Je n'écrirais plus du tout une telle musique, aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle j'évite de regarder mes anciens films. Quand on compose une partition, c’est un point précis de notre vie, une photographie de ce que l'on est à ce moment-là. Ensuite, on évolue vers autre chose. Aujourd'hui, sur Le Peuple migrateur, je ne ferais pas forcément mieux, je ferais autrement. Je tenterais peut-être quelque chose de plus contemporain. Mais cela plairait-t-il à Jacques Perrin ?

Le problème avec des musiques très étranges, surprenantes, différentes, c'est qu'il faut du temps au metteur en scène pour s’y habituer. Souvent, il a le choc de la nouveauté, du langage, qui le perturbent. Mais après trois mois d'accoutumance, je suis convaincu qu'il n’aurait plus le même regard sur la musique, il finirait pas l'adopter.

Vincent Vizioz : Vous dites qu'aujourd'hui, vous écririez quelque chose de plus contemporain sur Le Peuple migrateur. Pourtant, les mélodies vocales de Robert Wyatt sont toujours très space, ce n’est pas du tout mainstream comme musique, à mon sens.

Bruno Coulais : Peut-être. J'ai sans doute ce sentiment parce que ce film est derrière moi. Aujourd’hui, en revoyant les images, je pense qu’on pourrait musicalement davantage creuser l'idée du vertige. Finalement, je vais proposer à Jacques Perrin de refaire intégralement la musique du film ! (rires)


Stéphane Lerouge  : Pour conclure, pourrais-tu nous parler de cet équilibre que tu as trouvé entre, d'un côté, le cinéma et, de l'autre, la musique de  concert et l'opéra ?

Bruno Coulais : En l'occurrence, dans les prochains mois, je me suis laissé embarquer dans une avalanche de films. Mais il est très important d’équilibrer la musique de film avec la musique de concert ou la musique personnelle. Le problème du cinéma, c’est qu’on écrit des musiques d'une durée courte, une ou deux minutes. Si l’on doit composer des œuvres personnelles, il se pose le problème de la structure, de la forme. C’est formidable d’alterner les périodes. Après plusieurs mois d’écriture personnelle, en solitaire, il y a une jubilation à revenir au cinéma, à se retrouver en groupe, à réapprendre le travail en équipe.

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Ecrire pour l'image, c’est une école de l’humilité, on y apprend à tracer son propre chemin au milieu de contraintes absolues. Je trouve d’ailleurs qu’aujourd’hui, la musique de film prend un mauvais pli. Lorsqu’on écoute le cinéma hollywoodien, toutes les musiques se ressemblent, on retrouve les mêmes orchestrations tonitruantes, les mêmes marches harmoniques, un sorte de bouillie interchangeable. La raison est simple : au montage, ils utilisent des musiques préexistantes, Basic Instinct ou Star Wars. C’est comme si les actrices d’aujourd’hui mettaient les robes de Grace Kelly.

Tout le monde fait «à la manière de» mais à chaque fois un peu moins bien, comme des photocopies qui perdent en définition à chaque génération. Alors qu'il faudrait considérer chaque film comme un objet unique, nouveau. Et essayer d'inventer une musique qui n’appartienne qu’à lui. Précisément, dès qu’un film évite le piège du clonage industriel, on le remarque. C’est la même chose avec les musiques.

 

Quand un compositeur écrit une musique qui échappe au ronron hollywoodien, il sort du lot. Ce n’est pas facile pour lui vu la multitude des intervenants, vu aussi la peur du risque mais il faut tenir bon.

C'est un peu mon message pour terminer cette rencontre : sortez de votre chambre, nouez des collaborations, soyez le plus innovant possible, le plus personnel. C'est la seule solution pour exister dans un monde menacé par l'uniformisation.

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